Article de Drieu Godefridi L’Acte sur les services numériques de l’Union européenne : un levier…
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Le sommeil perdu des européens
La vie est un songe : Une Plongée dans les Nuits d’Antan et d’Ailleurs
Imaginez une nuit d’hiver au XVIIe siècle, dans une chaumière européenne aux murs de torchis et au toit de chaume. Le feu crépite doucement, la chandelle vacille, et pourtant, à minuit, un paysan se redresse sur sa paillasse. Il ne souffre pas d’insomnie, non ; il vit simplement ce que ses ancêtres appelaient le « premier sommeil ». Quelques heures plus tard, après avoir médité, prié, remis une bûche ou deux dans le feu, discuté de la substance de ses rêves, ou même partagé un mot tendre avec les membres de sa maisonnée, il glissera à nouveau dans les bras de Morphée pour un « second sommeil ». Ce rythme, aujourd’hui oublié sous nos néons et nos écrans, était alors la norme. Et si nos nuits modernes de 7 heures, si normées, avaient perdu une poésie, et une plus grande proximité avec nos rythmes biologiques et notre environnement, que d’autres peuples, loin de l’industrialisation, conservent encore ?
Remontons le fil du temps et traversons les continents pour explorer ces rythmes de sommeil qui, bien plus que de simples habitudes, révèlent parfois l’âme des sociétés humaines. Plongeons dans la littérature scientifique historique pour redécouvrir les nuits d’Europe avant la Révolution industrielle, puis tournons-nous vers les populations non industrialisées du XXIe siècle – ces gardiennes d’un sommeil que nous avons peut-être égaré.
Les Nuits Biphasiques de l’Europe Préindustrielle : Une Danse avec l’Obscurité
Avant que les cheminées d’usines ne crachent leur fumée âcre et noire, et que les horloges ne dictent nos vies avec un précision mécanique, les Européens dormaient en deux actes. L’historien américain Roger Ekirch, dans son ouvrage magistral *At Day’s Close: Night in Times Past* (2005), a exhumé ce secret des archives : des journaux intimes aux récits judiciaires, en passant par les traités médicaux du Moyen Âge, les preuves abondent. « Après leur premier sommeil, les gens se réveillaient pour une heure ou deux, avant de se rendormir jusqu’au matin », écrit-il, s’appuyant sur des centaines de textes allant de Chaucer à des registres paroissiaux français du XVIIe siècle.
Ce « sommeil segmenté » n’était pas une anomalie, mais une harmonie avec la nature. La nuit, longue et froide – jusqu’à 14 heures en hiver –, invitait à cette pause médiane. Les paysans rêvassaient, priaient ou s’occupaient de tâches légères ; les médecins de l’époque, comme le Français Laurent Joubert dans son *Traité des erreurs populaires en médecine* (1578), y voyaient même un bienfait pour l’équilibre des humeurs. Les amoureux, eux, trouvaient dans cet interstice une intimité fugace, comme le suggère un proverbe anglais du temps : « La chandelle éteinte rallume les cœurs. »
La chandelle éteinte rallume les coeurs.
Ce rythme biphasique s’effaça peu à peu avec l’avènement de la Révolution industrielle. L’éclairage artificiel – d’abord les lampes à huile, puis le gaz et l’électricité – repoussa les ténèbres et avec elles cette coupure nocturne. Le sociologue Craig Koslofsky, dans *Evening’s Empire* (2011), note que « la lumière artificielle a redéfini le temps social, compressant le sommeil en un bloc unique pour répondre aux exigences de l’usine ». Exit le premier et le second sommeil ; place à une nuit monolithique, calquée sur le tic-tac des machines.
Les Gardiens du Sommeil Naturel : Les Peuples Non Industrialisés d’Aujourd’hui
Mais ce que l’Europe a perdu, certains le préservent encore. Au XXIe siècle, des populations vivant hors du joug de l’industrialisation – qu’il s’agisse des Hadza en Tanzanie, des San en Namibie ou des Tsimané en Bolivie – offrent un miroir fascinant à nos nuits d’antan. Des études récentes, menées par des anthropologues et des médecins du sommeil, révèlent des rythmes qui défient nos certitudes modernes.
Prenons les travaux de Jerome Siegel et Gandhi Yetish, publiés dans *Current Biology* (2015) sous le titre « Sleep in Traditional Societies ». En observant ces communautés de chasseurs-cueilleurs, ils ont découvert que leur sommeil n’est pas un bloc monolithique de huit heures, mais une mosaïque flexible. Les Hadza, par exemple, dorment en moyenne 6 à 7 heures par nuit, souvent entrecoupées de périodes d’éveil naturel. « Ils se réveillent fréquemment, restant parfois actifs une heure ou deux avant de se rendormir », note Siegel. Pas d’horloge, pas de lumière bleue : leur rythme suit le soleil et la température ambiante, qui chute la nuit dans la savane.
Plus troublant encore, ces peuples ne connaissent pas l’insomnie chronique qui hante nos métropoles. Le médecin Charles Nunn, co-auteur de l’étude, avance une hypothèse : « Leur sommeil fragmenté pourrait être une adaptation ancestrale, permettant de rester vigilant face aux prédateurs ou de renforcer les liens sociaux. » Une nuit Hadza n’est pas un isolement, mais une conversation muette avec la communauté, ponctuée d’échanges, de murmures, et de veille collective.
Un Écho entre les Siècles
Comparons ces deux mondes. L’Europe préindustrielle, avec ses longues nuits d’hiver, présentait un sommeil biphasique par nécessité autant que par culture. Les populations non industrialisées d’aujourd’hui, moins contraintes par les saisons, adoptent une flexibilité qui rappelle pourtant ce vieux modèle européen. Dans les deux cas, le sommeil n’est pas une prison de huit heures, mais un dialogue avec l’environnement et avec les autres – une danse entre repos et vigilance, solitude et société.
Et nous, modernes insomniaques, que faisons-nous ? Sous les LED et les impératifs du productivisme, nous avons aplati nos nuits en une ligne droite, oubliant qu’elles furent jadis un poème en deux strophes, une fractale entre veille et sommeil. Peut-être les Hadza, les San et nos aïeux partagent-ils un secret : le sommeil n’est pas une fin, mais une histoire qui se raconte à son rythme. Sachez vous écouter. Il n’existe jamais une seule façon de bien faire les choses, et les chemins pris par la modernité ne sont pas toujours en accord avec nos réalités biologiques.
Alors, ce soir, éteignez tôt vos écrans, laissez le sommeil vous saisir, et si vous sentez l’éveil en cours de nuit, cédez à son appel pendant une petite heure. Écoutez la nuit. Qui sait si, dans le silence, vous n’entendrez pas l’appel des premiers hommes d’Europe?
Sources Scientifiques et Références
1. Ekirch, A. Roger. *At Day’s Close: Night in Times Past*. W.W. Norton & Company, 2005.
– Citation : « Le sommeil segmenté était une pratique universelle en Europe occidentale avant l’ère moderne. »
2. Koslofsky, Craig. *Evening’s Empire: A History of the Night in Early Modern Europe*. Cambridge University Press, 2011.
– Citation : « La lumière artificielle a redessiné les frontières entre jour et nuit, effaçant les anciennes habitudes de sommeil. »
3. Joubert, Laurent. *Traité des erreurs populaires en médecine*. 1578. (Réédition critique par l’Université de Lyon, 2003).
– Mentionne l’idée que le réveil nocturne favorise la « purgation des humeurs ».
4. Yetish, Gandhi, et al. « Natural Sleep and Its Seasonal Variations in Three Pre-industrial Societies ». *Current Biology*, vol. 25, no. 21, 2015, pp. 2862-2868.
– Citation : « Les populations non industrialisées dorment moins que les 8 heures recommandées, sans signe d’insomnie. »
5. Nunn, Charles L., et al. « Sleep in a Comparative Context: Investigating Sleep in Traditional and Industrial Societies ». *Evolutionary Anthropology*, vol. 25, no. 2, 2016, pp. 44-53.
– Hypothèse sur le rôle adaptatif du sommeil fragmenté.
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