René Descartes, philosophe et mathématicien du XVIIe siècle, a révolutionné la pensée occidentale en plaçant…
La laïcité, tale of two cities
Pour redécouvrir les deux premiers articles de la série:
Parcourons ensemble rapidement l’histoire de cette idée moderne qu’est la laïcité, cette fois dans le contexte des deux pôles géographiques et philosophiques les plus marquants selon lesquels elle émerge: les États-Unis et la France. L’idée sur laquelle se sont élaborées les deux grands types de laïcités, la laïcité et le sécularisme, leur racine, leur cause première est celle de la liberté de conscience. Liberté qui surgit sur le terreau unique et favorable de la chrétienté, qui prône elle-même la distinction entre les affaires spirituelles et les affaires temporelles, et tolère la notion d’athéisme. Cette idée racine a cependant trouvé en France et aux États-Unis des terreaux sociologiques nettement distincts qui expliquent comment, à partir d’une même origine, les concepts qui se sont développés peuvent se révéler si différents dans leur application. En particulier dans le fait que la liberté demeure la seule et unique valeur cardinale dans le monde anglo-saxon, tandis qu’elle se partage les suffrages des citoyens avec l’égalité en France.
Imprégnés des mêmes sources philosophiques, en particulier celles précédant les Lumières (l’on pense en particulier à Pierre Bayle, contemporain de la révocation de l’édit de Nantes qui prône l’ouverture, la tolérance et le respect vis-à-vis des différentes formes de pensées, et aux philosophes des lumières qui l’ont suivi et ont prolongé sa réflexion. À l’instar de Voltaire, ce qui donnera naissance à un athéisme de combat, intolérant voir vindicatif vis-à-vis de la religion elle-même —Voltaire ne signait-il pas chacune de ses lettres par la formule « Écr. L’Inf. », c’est à dire écrasons l’infâme, l’infâme étant la religion en général certes, mais la catholique en particulier—) la mise en oeuvre pratique diverge. À partir de ces sources identiques, la construction philosophique, comme son application pragmatique des deux types de laïcité a en effet différé en fonction de la géographie et de la sociologie —du tempérament pourrait-on dire— des peuples américains et français. Il est toujours intéressant de retracer le contexte singulier dans lequel une idée a pu mûrir et s’épanouir, qui, bien souvent, éclaire son développement et la façon dont elle a pu s’enraciner dans la réalité historique.
Dans le cas des États-Unis, et en comparaison avec les nations européennes, le peuple est en réalité très peu homogène. Différents groupes y coexistent, différentes nationalités, différentes coutumes et origines géographiques au sein de ces nationalités, différentes religions —et ce très tôt— au point que cette hétérogénéité va devenir l’une des valeurs cardinales des États-Unis constitués en pays indépendant. L’indépendance elle-même naît de la rébellion de sujets anglais contre les exigences d’un royaume d’Angleterre totipotent. Dans ce processus, la liberté y acquière prépondérance sur l’égalité. Il y a de ce fait au coeur de la genèse des États-Unis d’Amérique une mystique de l’équilibre des pouvoirs, et une vigilance, une méfiance particulière vis-à-vis des prérogatives de l’état et du risque inhérent de tyrannie étatique et son principe égalisateur, qui s’actualisent par une volonté constante dans le domaine politique, mais également dans le domaine économique, de favoriser la concurrence comme vecteur d’équilibre des forces susceptibles de garantir les libertés. La coexistence des différents groupes rendant plus probable le risque d’une prise de pouvoir par un fédéralisme qui viendrait les englober, que par la prise de pouvoir singulière d’un de ces groupes —même si, on ne peut ignorer la prééminence qu’a prise dans les faits le groupe des immigrés anglais protestants dans ce pays—. L’idée de liberté de conscience est d’abord, dans le magma de leurs origines, une réalité actualisée au quotidien, nécessaire pour assurer l’équilibre compétitif des religions entre elles, mais surtout indispensable pour garantir la cohésion des colons européens qui en avaient grand besoin pour garantir leur survie et leur développement face aux nombreux périls qui les menaçaient (vues territoriales des états européens, dureté du climat et de la géographie de leur continent, opposition des peuples indigènes). Les immigrés européens ne pouvaient se permettre de laisser se matérialiser de multiples discordes entre sous-groupes du peuple qui seraient venues mettre en péril leur survie à tous. L’organisation de la concorde religieuse prenait alors naturellement la forme du moindre recours possible à un état par ailleurs nécessairement neutre en cette matière, et de la mise en concurrence de l’ensemble des offres religieuses —par exemple au travers de leur expression dans le domaine public. La prééminence de la religion protestante explique que si l’état américain, sous l’impulsion notamment de Jefferson, n’est pas conçu comme religieux, les représentants américains le sont, et la symbolique et le recours à la religion ne sont de ce fait pas strictement séparés de l’action de l’état (serment sur la bible, in god we trust, citation des évangiles et références bibliques émaillant les discours, cérémonies religieuses, etc.). L’option américaine est donc relativement simple à appréhender. Concorde contrainte (par l’existence d’ennemis et de périls communs pesant sur les citoyens de chacune d’entre elles en tant que peuple) entre les religions, mise en concurrences de celles-ci afin de maintenir un certain équilibre —néanmoins faussé dès le départ par la prééminence de la religion protestante—, et recours le plus faible possible à l’état afin d’organiser cette concurrence. C’est ainsi que l’on peut par exemple, et malgré le premier amendement, voir de nos jours des agents de l’État arborer des signes religieux ostentatoires, de même que ces signes ostentatoires peuvent diffuser dans l’espace public, le prosélytisme étant possible. Étant cependant entendu que les règles légales fixées par l’état ont, le cas échéant, prééminence sur les prescriptions religieuses. Les limites de ce système sont aisément concevables, et tiennent dans un contexte où le poids respectif des religions « minoritaires » viendrait à s’approcher ou dépasser la religion majoritaire d’une part, et d’autre part à l’affaiblissement des raisons initiales de la concurrence « positive » —concurrence privilégiant le respect mutuel et évitant toute forme d’affrontement— au risque de voir une concurrence négative, revendicative et violente s’instaurer, menant à des conflits sanglants, et remettant radicalement en cause ce modèle de laïcité. Les attentats et le terrorisme étant la matérialisation des prémices de ces limites du concept de sécularisme. Relevons par ailleurs que la part des religions non chrétiennes (bouddhistes, hindus, Juifs, Musulmans, etc.) aux US est très faible (<5%)1, ce qui n’est plus le cas dans les démocraties européennes. Cette organisation qui se conçoit dans un contexte d’écrasante domination d’une religion aurait-elle la robustesse de soutenir le contexte des nations européennes? Il est permis d’en douter.
Au contraire la France, et avec elle le peuple français, est très attachée à l’idée de la puissance organisatrice de l’état, tout comme elle l’est au principe d’égalité2. La France était, du point de vue religieux, un pays beaucoup plus homogène. Lorsque la question de la construction de la cohabitation entre les deux religions (toutes deux chrétiennes) majoritaires émergea, elle fut résolue par l’action de l’état, incarnée par le pouvoir royal, posé comme arbitre surplombant le domaine spirituel. L’émancipation progressive du pouvoir royal de la tutelle ecclésiastique, réellement entamée avec Philippe le Bel, lui offrant la légitimité nécessaire pour endosser ce rôle. Lorsque la Révolution substitua la représentation nationale à la royauté, elle perpétua la puissance de l’état, et la renforça même par son action de centralisation jacobine. Il est donc assez naturel que la conception française de la paix religieuse et de la garantie de la liberté de conscience n’ait pas fait appel à l’équilibre précaire de la mise en concurrence des différentes religions, mais ait recouru à la solution éprouvée d’un arbitrage par l’état, légitime en tant qu’expression de la souveraineté nationale et lui-même dégagé de toute contingence d’ordre religieux. Et il est d’autant plus rationnel que la sécularisation de la République se soit opérée en recourant à l’état, que celle-ci était en réalité souhaitée par une fraction minoritaire et « éclairée » de la population convaincue que la religion imposait des options qui n’étaient pas toujours les plus pertinentes pour l’intérêt général. L’immense majorité des citoyens s’accommodant quant à eux parfaitement d’une symbiose entre la foi catholique et la gouvernance de l’état. Or pour imposer une option minoritaire à l’ensemble du peuple (les athées représentant une fraction infime de la population) et bouleverser un statu quo millénaire, il n’était d’autre possibilité que de recourir à l’état —qui par un retournement dialectique devenait en lui-même source de la souveraineté sans passer par l’avis de la majorité—, et de transformer dans le même mouvement celle-ci en puissance areligieuse.
La laïcité à la Française est donc conçue d’emblée comme un sanctuaire protecteur, qui surplombe, limite et garantit l’exercice privé des cultes en organisant leur rapport avec la République d’une part, et entre eux-mêmes d’autre part. Ainsi, elle sacralise la libre pratique de la croyance en prohibant tout prosélytisme, toute ingérence, toute intimidation, non seulement d’une religion vis-à-vis d’une autre (ou vis-à-vis des non-croyants), mais au-delà: à chaque échelon, que ce soit celui du groupe ou de la communauté, jusqu’à protéger individuellement chaque citoyen de toute pression religieuse. C’est là un particularisme purement français, né du cheminement historique d’une idée et de son acclimatation au tempérament singulier de notre peuple, qui cependant démontre de nos jours toute sa modernité et sa supériorité pour éviter les écueils conflictuels sur lesquels achoppent trop souvent la laïcité établie selon le modèle anglo-saxon (sécularisme). Modèle américain en particulier, qui garantit le culte en théorie, mais dans les faits laisse les individus désemparés devant la pression du groupe religieux, et les religions en proie à une compétition constante pour la visibilité et la reconnaissance —orthogonales à l’intérêt général autant qu’à l’intérêt particulier (qui réside dans la liberté de pouvoir choisir sa croyance et organiser selon son coeur la façon dont on la vit)—. Si le modèle français est particulièrement performant afin de favoriser la coexistence harmonieuse des religions entre elles, et des athées avec les religions, reconnaissons cependant qu’en faisant la démonstration aussi définitive qu’éclatante du caractère accessoire des religions, elle mine profondément la foi des citoyens. En révélant l’existence d’un modèle alternatif ne faisant pas appel à la prescription religieuse, en démontrant la radicale liberté qui s’ouvre à l’humanité, elle démonétise de fait les religions. Si l’on peut vivre dans un monde sans nécessairement croire, à quoi bon croire? Tempérons cependant l’effet à long terme de cette crise de foi: le Dieu n’est pas anéanti dont le temple est désert.
Dans les limbes temporelles de cet entre-deux entre la crise de foi et l’éventuel retour de la foi —et bien que ce soit-là un tout autre sujet— si les prescriptions religieuses sont accessoires, l’aspiration à une transcendance spirituelle ne l’est pas. Le sentiment de l’absolu, du transcendant, de l’illimité, chacun en a fait dans sa vie profane l’expérience individuelle et pourtant tellement universelle. L’aspiration religieuse est au contraire une réalité anthropologique que l’on ne peut impunément ignorer, et le vide saisissant créé par le reflux des religions induit lui-même l’émergence d’autres problématiques, au premier chef desquelles le malaise spirituel diffus, la frustration du transcendant, qu’expriment nombre d’athées modernes, qui substituent alors aux anciennes religions le culte du progrès pour le progrès (et ses avatars: transhumanisme, foi dans les algorithmes —code is law—, eugénisme…). C’est peu ou prou ce qu’écrivait déjà François-René de Chateaubriand au XVIIIe siècle : « S’il est vrai que les religions soient nécessaires aux hommes, comme l’ont cru tous les philosophes, par quel culte veut-on remplacer celui de nos pères ? »3. Ce culte de remplacement, le progrès scientifique, est également celui qui a rendu possible la maîtrise radicale de la société, et l’instrumentalisation forcée quasi-parfaite des hommes au profit d’un pouvoir absolu et dominateur. Quand, dans un mouvement circulaire de retour sur soi-même, le progrès ne consiste pas à laisser la place à d’autres religions…
Thèse qui pour paraître novatrice, n’en a pas moins déjà été brillamment développée par Sigmund Freud en 19294. La religion, comme la culture —et peut-être même plus dans la mesure où la religion développe des prescriptions morales plus systématiques, plus cohérentes, et dont le respect est moins superflu), étant les voies dont l’humanité s’est dotée afin de canaliser et sublimer ses pulsions archaïques (pulsions de mort, pulsions agressives….). Freud relève le fait que paradoxalement, les avancées de la rationalité et de la technique mènent à l’amélioration du confort matériel, mais à une régression du bonheur spirituel. Les pulsions n’étant plus sublimées, générant de l’angoisse. Peut-être cette aspiration spirituelle qui est une constante de l’humanité est-elle également à l’origine de la complaisance paradoxale qu’expriment nombre d’anti-catholiques (pensons en particulier à la tradition des anticléricaux « bouffeurs de curés » de la gauche française) vis-à-vis d’autres religions, ces citoyens ne pouvant se résoudre à abandonner la critique acerbe du catholicisme —devenue une sorte de tradition plus théâtralisée que réellement actualisée—, mais ressentant sans se l’avouer l’appel du spirituel, et se laissant de ce fait aller —sans toutefois franchir[ Homogénéiser le style] nécessairement le pas de la pratique— à une plus grand complaisance, qualifiée d’ « ouverture d’esprit et de tolérance » vis-à-vis de religions plus exotiques auxquelles l’adhésion peut passer, au prix néanmoins de quelques contorsions intellectuelles, pour du progressisme anticolonialiste du meilleur ton. Notons également que Freud attribue la quête de spiritualité de tout homme (et, cela va de soi, de toute femme) à la nostalgie du père.
« Quant aux besoins religieux, il me semble irréfutable qu’ils découlent de la détresse infantile et de la nostalgie du père qu’elle fait naître, d’autant plus que ce sentiment ne persiste pas seulement après la vie puérile, mais est maintenu en permanence par la crainte de la force supérieure du destin. Je ne saurais nommer un besoin infantile plus fort que celui de la protection paternelle. »
—Sigmund Freud. « Malaise dans la civilisation. »
Nostalgie qui ne risque ni de s’effacer ni de s’amender d’elle-même dans une société dans laquelle des ministres peuvent déclarer sans crainte d’être foudroyés sur-le-champ par le ridicule qu’une « femme ou une grand-mère peut évidemment être le père5 », et qu’une filiation ne comporte pas nécessairement de père. Les miliers d’enfants adoptés ou nés d’une fécondation qui souffrent à la recherche de leur père apprécieront. Ceci étant, et même si les religions du livre favorisent l’assimilation de la figure du dieu à celle du père, un père universel, il serait probablement réducteur de confondre l’incarnation avec le principe, et de réduire l’appel spirituel au manque du père. De la même façon qu’il serait hasardeux, lorsque l’on en viendra un jour à découvrir les schémas neuronaux qui inspirent cette quête de spiritualité, de confondre le vecteur neurologique avec l’origine, l’inspiration de cette soif humaine d’absolue, si nécessaire à chaque homme.
1 Pourcentages des différentes religions représentées aux USA. https://en.wikipedia.org/wiki/Religion_in_the_United_States
2 La passion de l’égalité, Conseil Constitutionnel. https://www.conseil-constitutionnel.fr/sites/default/files/as/root/bank_mm/pdf/Conseil/princeg2.pdf
3 « On a peine à concevoir le déchaînement du siècle contre le christianisme. S’il est vrai que les religions soient nécessaires aux hommes, comme l’ont cru tous les philosophes, par quel culte veut-on remplacer celui de nos pères ? On se rappellera longtemps ces jours où des hommes de sang prétendirent élever des autels aux vertus, sur les ruines du christianisme. D’une main ils dressaient des échafauds ; de l’autre, ils garantissaient à Dieu l’éternité, et à l’homme la mort, sur le frontispice de nos temples. Et ces mêmes temples, où l’on voyait autrefois ce Dieu qui est connu de l’univers, et ces images de vierges qui consolaient tant d’infortunés, ces temples étaient dédiés à la Vérité, qu’aucun homme ne connait, et à la Raison, qui n’a jamais séché une larme ! » —François-René de Chateaubriand.
4 Malaise dans la civilisation, Sigmund Freud, 1929
5 Agnès Buzyn, ministre de la santé, sur LCP, à l’occasion de la loi de bioéthique, 2019 https://www.facebook.com/watch/?v=2416634635090393
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